[Kalda, Renard] Devine qui vient dîner ce soir ?

Pavel s'était endormi depuis plusieurs heures. Le sommeil lui avait tendu les bras en même temps que la nuit était tombée. A présent, il respirait paisiblement dans le lit. Son souffle régulier avait quelque chose d'apaisant sur son coeur affolé.

Se dire que Pavel réussissait à continuer de rêver, malgré ce monde fou, malgré l'absence de sa mère... C'était bien sa seule consolation, à cet instant-là.

Lui, il ne dormait pas. Non pas qu'il n'était pas fatigué - son corps était lourd et ses yeux piquaient - et il aurait voulu pouvoir s'abandonner entièrement pour se reposer. Mais il ne le pouvait pas. Quand il s'endormait, elle revenait planer dans la pièce.

Oh bien sûr, il aurait tout donné pour qu'elle revienne réellement, même si ce n'était que dans ses rêves. Mais quand il fermait les yeux, tout ce qu'il parvenait à se rappeler d'elle, c'était ses tripes qui s'échappaient de son ventre ouvert et ses mains pleines de sang. Il aurait aimé revoir son sourire, pas son regard vide.

Et puis... il ne parvenait pas à faire taire cette sourde angoisse, au fond de son ventre, qui grossissait lentement comme une tumeur. Celle qui lui chuchotait que Doris avait mis le nez dans un véritable guêpier. Un guêpier qui les mettait peut-être en danger tous les deux... Or, Renard ne pouvait se résoudre à perdre Pavel aussi.

Il avait donc tiré une chaise pour s'asseoir près du lit, pour veiller son fils - et fuir le fantôme de Doris. Comme si, ainsi, il pourrait empêcher son monde de foutre le camp encore plus. Comme s'il espérait encore recoller les morceaux après tout cela ! Fadaises. Mensonges. Le bon temps était terminé, désormais, et essayer d'en retenir les dernières limbes - qui, de surcroît n'existaient plus -  était une perte de temps.

Ainsi, penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, il attendait que le jour se lève. Accompagné de ce silence qui lui était si familier. Pourtant, à ne rien faire, la nuit paraissait longue. Il regrettait cette échappatoire qu'offrait le sommeil mais il savait que dans son cas, dormir n'aurait rien d'une libération.

Il finit par se redresser, pour se diriger vers la table en fond de pièce, là où il entassait tous ses outils. Quitte à faire quelque chose d'inutile, pourquoi ne pas essayer de réparer encore cet implant vocal merdeux qui ne fonctionnait jamais plus de deux minutes d'affilée ?

Il tendit la main pour attraper clé à molette, tournevis et pince. Avant de se rendre compte qu'il avait laissée cette dernière dans le garage - certainement quand il avait été chercher une pièce, tout à l'heure, pour le dernier client. Il posa ses outils sur la table, et alla la chercher, en prenant sa lampe en passant.

C'était du beau bazar. Tout était éparpillé partout, les caisses s'empilaient dans des équilibres précaires, les boulons traînaient un peu partout. Le faiseau de sa lampe balaya le désordre, alors qu'il cherchait sa pince - sûrement posée quelque part sur une caisse. Mais ce qu'il éclaira alors le laissa un moment surpris.

Là.

Entre deux caisses.

Pas sa pince, non.

Mais une jeune femme qui dormait. Une jeune rigger, d'ailleurs, à en voir son bras qui interpella le premier l'attention de Renard. Que faisait-elle ici ?

Il aurait pu s'inquiéter, la penser dangereuse - en fait, il aurait même dû le faire - mais il ne ressentit rien de tout cela. Après tout, elle était en train de dormir, avec ... une bouteille à son côté. Renard n'aurait su dire de quelle boisson il s'agissait là mais ce n'était certainement pas quelque chose de très propre.

Il s'approcha à pas de loup - parce que lorsqu'on était muet, il fallait croire qu'on ne savait pas faire de bruit, même quand on le voulait - en baissant la lumière pour ne pas l'éblouir. En arrivant à son niveau, il se rendit compte qu'il ne savait pas trop ce qu'il voulait faire. Mais de toute manière, sa pince était là, elle aussi : il venait de la voir. Il hésita durant une seconde.

Après tout, si elle dormait, elle ne faisait de mal à personne. Sûrement moins que si elle se rêveillait et se servait de cette arme qu'elle avait dans la main. Alors, autant la laisser roupiller en paix et partir, en faisant croire qu'il n'avait rien vu.

Il haussa des épaules pour lui-même, tendit la main vers sa pince pour la récupérer et fit un pas en arrière, pour revenir vers la pièce à vivre - si on pouvait appeler ce trou à rats de cette manière, bien entendu.

Renard était revenu à sa table, devant l'implant merdeux, sa pince dans une main et la lampe dans l'autre. Il coinça cette dernière entre ses dents pour y voir plus clair, fit tourner sa clef à molette entre ses doigts - un peu machinalement - et se pencha sur les fils entrelacés. Où est-ce que ça pouvait bien encore foirer ?

Il ne savait même pas pourquoi il s'embêtait à le remettre en état de marche. De toute manière, d'ici quelques heures au plus tard, tout déconnerait à nouveau. Comme s'il n'avait rien fait. C'était parfaitement inutile, mais ça avait au moins le mérite - et pas des moindres, dans sa situation - de lui occuper les mains. Et par la même occasion, de lui changer les idées.

Il écarta un des fils qui gênait, et remarqua l'une des connectiques - décidément, c'était vraiment merdique ! - qui avait griée. Bien évidemment, la plus difficile d'accès. Pourquoi les choses seraient-elles simples, une fois dans sa vie ? Même les petits implants de rien du tout venaient lui casser les pieds ! A croire que c'était une sorte de principe. Il revint vers ses outils, prit une seconde pince - plus fine et plus coupante.

Et le voilà, en train d'attraper la connectique rebelle, tenant les fils avec la première pince pour ne pas risquer de les endommager - quoique... au fond, ça n'aurait rien de vraiment embêtant - tout en pensant à l'intruse qui dormait dans le garage. Renard ne voulait pas de problème, mais il fallait croire que dernièrement, ils avaient décidé de venir à lui. Ne disait-on pas qu'un problème n'arrivait jamais seul ?

Durant une seconde, il perçut la voix de Doris qui flottait - et qui lui répondait, comme si de rien : On dit aussi qu'il n'y a pas de problème, que des solutions. C'était vrai, mais en l'instant il en doutait. Parce que la voix qu'il venait d'entendre, incontestablement masculine, n'apportait que des problèmes, elle.

Ce Flingueur - rien que son surnom était un synonyme de danger bon sang ! - que venait-il faire ici ? Chez lui, dans son garage ? Alors qu'il n'avait rien demandé à personne ? Et puis, il y avait une autre voix. Plus paniquée, plus féminine. L'intruse de toute à l'heure ? Il s'était attendu à... autre chose, bizarrement.

Il reposa ses outils, jeta un coup d'oeil à Pavel qui dormait toujours et attrapa sa casquette au vol, pour l'enfoncer sur sa tête. Il commençait à y avoir trop de monde dans ce garage pour sortir sans. Il arriva pile au moment où le Flingueur annonçait d'un ton détaché :

- Oh et puis un contrat est un contrat : quand on baise, faut s'attendre à être baisé un jour ou l'autre.

Et il n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit, ni même de remarquer que ce n'était pas la dormeuse de tout à l'heure, l'autre avait déjà balancé l'essence et sa clope. Et elle prenait feu. Comme du foin. Dans un concert simultané de hurlements. En quelques secondes à peine, tout le garage empestait le cramé.

Renard s'est appuyé contre le mur, la casquette rabattue devant ses yeux, et il attendait que le Flingeur dégage le cadavre sans plus d'émotion. Il avait déjà vu des morts - dans le Chemmis c'était monnaie courante - alors cela ne lui faisait plus grand chose. Se blinder face à la mort, c'était une question de survie, dans le coin.

Tant que ce n'était pas chez lui que cela avait lieu ...

Le boucan des cris - à moins que ce ne soit l'odeur trop prenante de grillé ? - sembla ramener la dormeuse à elle. Elle ne semblait pas vraiment fraîche. En même temps, vu la couleur de la bouteille qu'elle avait à côté d'elle, Renard n'avait pas besoin de chercher bien loin pour comprendre. Mais tout de même. Comment pouvait-on confondre l'odeur de saucisses et... cette odeur-là ?

Il ne savait pas vraiment pourquoi elle le regardait en disant cela d'ailleurs - en fait, il doutait qu'autre chose ne soit en jeu, sinon le hasard. De toute manière, vu l'état dans lequel elle était, invoquer autre chose était parfaitement ridicule.

Malgré tout.

Cette odeur-là, c'était celle de la Mort. Reconnaissable entre toutes, et particulièrement présente au Chemmis. Enfin, cela avait au moins l'intérêt de la réveiller. Quoique... si on pouvait appeler cela un réveil. Parce qu'elle ne fit pas grand chose d'autre que s'asseoir, et regarder sa bouteille - en la délaissant finalement.

Le deuxième arrivant, quant à lui, était bien réveillé. Aucun souci de ce côté-là. En tout cas, ni l'un ni l'autre ne semblaient gênés d'être entrés chez lui sans lui demander son avis - comme s'il avait pu le donner, tiens ! A vrai dire, demander l'avis des autres, ce n'était pas vraiment quelque chose qui se faisait par ici. Alors...

Ils ne semblaient pas vraiment pressés de partir non plus, remarquez. Entre l'une qui ressemblait à une loque sur le sol, et l'autre qui sortait de quoi communiquer avec... un client visiblement, il n'était pas sorti de l'auberge.

Renard ne résista pas à l'envie d'appuyer davantage sur la visière de sa casquette. Il l'avait tellement baissée qu'il ne les voyait presque plus. Il était toujours appuyé à l'entrée. Pour s'assurer de leurs intentions. Un chien de garde pour son fils. Sauf que... il n'avait pas la carrure d'un chien de garde du tout.

Un chihuahua à la limite. Qui pouvait aboyer, mais guère plus.

Et encore.

Pour aboyer, encore fallait-il avoir une voix qui puisse le faire ! Il restait toujours les sautillements mais bon. A défaut d'être efficace, c'était surtout ridicule.

- Sympa l'atelier ! S'il y a un cyber balai, je nettoies les cendres à l'extérieur et on peut parler affaires ?

Renard se contenta d'indiquer un coin de son garage, où patientait un vieux balai, tout pelé. Autant dire qu'il ne balayait plus grand chose mais c'était toujours mieux que rien. Il ne savait pas ce qu'entendait le Flingueur par affaires, ni même s'il souhaitait faire affaire avec un type pareil, mais il supposait qu'il n'avait pas le choix.

Il ne s'occupa pas davantage d'eux et se dirigea vers une des caisses pour récupérer quelques fils. Maintenant qu'il y pensait, il allait en avoir besoin et il était chez lui après tout. Ce n'étaient pas deux inconnus qui faisaient comme si de rien qui allaient l'empêcher de mener sa vie. Il releva sa casquette d'une pichenette pour y voir un peu plus clair. Il se mit à fouiller à l'intérieur, en attendant d'en apprendre plus sur ces prétendues affaires, et qu'ils aient finis de parler bar et verre gratuit.