Toi, moi, le monde |Ezekiel

Boom boom…Boom boom…Boom boom…

Régulier, calme, lent. Se concentrer sur les battements de son cœur, sa respiration, son poult. C’était comme ne faire qu’un avec soi-même. Un genre de méditation, si vous voulez.

Boom boom…Boom boom…Boom boom…

Quand on est mercenaire et que l’on tient à conserver le maximum de ses membres à leur place d’origine, il y a deux notions fondamentales :
- Se connaître soi, savoir où sont ses limites, avoir conscience de ses faiblesses, de ses peurs, et de chaque fois s’en rapprocher un peu plus sans jamais les atteindre : la clé du sang froid.
- Connaître les autres. Tout le monde fonctionne pareil, au final. Simplement à des degrés différents. Tout le monde en est au même point, il n’y a aucun petit flocon de neige unique, juste une masse en symbiose dans sa médiocrité. Être observateur c’était comprendre où se situaient les nuances, les degrés.

Boom boom…Boom boom…Boom boom…

Dans ces instants-là, ce n’était plus le temps qui importait. Il fallait oublier les contraintes et les codes, se concentrer sur soi…Ou sur les autres. Une remise en question constante, ne jamais relâcher sa vigilance.

Boom boom boom boom boom boom

Jessee ouvrit brusquement les yeux. Les sens humains communiquaient plus ou moins tous entre eux, notamment l’ouïe et la vue. Il était facile de tromper les yeux avec les sons et inversement. Le Rigger possédait donc un implant particulier relié à son œil gauche mais concernant son ouïe. Sa vision était grandement améliorée par la meca-greffe, il ne pouvait donc pas se permettre d’être freiné par ses autres sens. Cet implant lui permettait de percevoir des sons particuliers, qu’il avait lui-même sélectionnés. Les fréquences cardiaques, les siennes comme celles des autres. C’était utile pour détecter l’angoisse, le mensonge, mais surtout littéralement entendre arriver un danger. Naturellement, à l’instar de la précision de son acuité visuelle, une simple commande neuronale lui permettait de contrôler la sensibilité de l’implant. Il ne s’agissait pas d’entendre le rythme cardiaque de tout le monde à tout moment.

Boom boom boom boom boom boom

Ces pulsations n’étaient définitivement pas celles d’une personne au repos. Jessee se redressa d’un bond. Pas de quoi s’alarmer, pas vraiment, du moins pour l’instant. Il voulait simplement vérifier. Mais ça ne l’empêcha pas de préparer une arme de poing à portée de main dans son holster contre ses côtes. Il regagna la salle principale du bar. Tout avait l’air calme, du moins autant que ce genre d’endroit puisse être, disons plutôt banal, limite tranquille. Derrière le comptoir, il passa brièvement derrière le barman, contre l’oreille duquel il murmura un mot : « Prudence. » tandis qu’il désignait un nouveau venu dans l’établissement d’un simple mouvement furtif du doigt raclant sur le bar, à peine perceptible même pour qui saurait regarder, puis il s’éloigna, gagnant le plus proche angle de la pièce pour la sonder de son regard d’aigle. Il n’allait pas créer de scandale avant que ce soit parfaitement nécessaire, mais il se tenait prêt. Pour le moment, la seule info fiable que lui apportait cette fréquence cardiaque anormalement élevée c’est que son propriétaire n’était pas au repos, mais ça pouvait être pour tout un tas de raison, honnêtement. Si cette raison s’avérait dangereuse, il n’aurait aucun état d’âme à intervenir.

La soirée s’annonçait plutôt calme. Non pas que ce fut si inhabituel, son bar était loin d’être un des plus cotés de l’Atlantide et il s’en contentait très bien. Ca couplé à la douce lumière tamisée se réverbérant sur le bois donnait au tout une allure intimiste, qui était généralement ce que recherchaient les personnes de passage dans son havre. Que ce fut pour se détendre après une éreintante journée de travail ou converser avec le barman du Contrevent, ses clients n’étaient généralement pas de ceux à se donner en spectacle au milieu d’une foule. Du moins, pas tant qu’ils étaient ici.

Ce soir, la jeune fille qu’il avait embauché quelques semaines plus tôt pour l’aider à tenir la salle lorsqu’il y avait trop de monde avait son jour de repos et il lui fallait s’occuper seul de la salle. Le service se faisait au bar, cette partie-là n’était pas un souci, mais au bout d’un moment il fallait bien récupérer les verres vides. Et, si sa jambe ne lui faisait pas encore mal (du moins pas plus que d’habitude), il songeait sérieusement à aller retrouver son grizzli de compagnon afin qu’il lui donne un coup de main de ce côté-là. Il n’avait pas franchement la gueule de l’emploi, et chaque fois qu’il acceptait de donner un coup de main à Zeke il essuyait de nombreux regards étonnés de voir un rigger avec son allure s’occuper du service mais… bon, il fallait bien avouer qu’en plus de l’aide considérable qu’il lui apportait, Ezekiel trouvait toujours assez amusant de voir Jessee s’empêcher de bougonner trop fort à devoir s’approcher des clients –lui qui préférait habituellement se contenter de rester dans l’arrière-salle ou assis dans un coin à presque tuer du regard tout client à l’air un peu trop suspicieux à son goût. Autant dire que le fait de respirer était déjà trop pour certains.

Ah, en parlant du loup… qui était reparti aussi vite qu’il l’avait frôlé. Le barman avait espéré avoir au moins droit à un furtif baiser, tant pis il ne pouvait pas dire qu’il n’était pas habitué à ce que le rigger fasse ça. Surtout lorsque, comme ce soir, il semblait être encore plus ses gardes que d’habitude. Ezekiel le suivit du regard quelques instants, jusqu’à ce que Jessee regarde de nouveau à sa direction, et il roula des yeux, quoique plus amusé qu’exaspéré. Ezekiel était loin d’être aussi paranoïaque que son amant, mais même s’il prétendait être fatigué de son comportement par moments il faisait toujours attention à ses recommandations. Pas faute de lui avoir expliqué maintes fois que, tant qu’il était dans ce bar il ne pourrait rien lui arriver, il était comme un prisonnier de ses murs et du bon vouloir du Contrevent, rien n’y faisait à calmer ce loup aux aguets.

Il jeta finalement un œil à la personne que venait de lui indiquer Jessee (avec tout le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre ses mouvements microscopiques, maintenant il les guettait). Elle venait tout juste d’entrer dans le bar, visage masqué, mais il ne sembla pas à Zeke reconnaître sa silhouette. Il lui arrivait parfois de se tromper bien sûr, mais l’une des bases de son travail était d’être capable de reconnaître rapidement les personnes qui mettaient le pied chez lui. Dans un monde où une simple piqûre permet de vous implanter des améliorations cognitives en tout genre, pour pouvoir tenir la route au quotidien autant dire qu’il n’avait pas d’autre choix que redoubler d’efforts et de concentration en tout temps.

Tandis que la nouvelle venue s’avançait vers le bar, Ezekiel jeta un bref regard à Jessee qui lui disait de se tenir tranquille. Il ne savait même pas encore pour lequel de ses services elle était là, ç’aurait été dommage de partir trop vite en besogne.

« Bienvenue au Contrevent », l’accueilla-t-il d’une voix calme et chaleureuse lorsqu’elle fut à proximité. Il n’aimait pas parler trop fort et ne le faisait que les soirs où le vacarme ambiant était tel qu’il n’avait pas d’autre chose pour se faire entendre. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Poursuivit-il en souriant légèrement à son adresse. Au premier abord, il pouvait arriver que les gens pensent qu’il se contentait d’être bon vendeur, mais il était simplement amical de nature –quelque chose que Jessee n’arrivait visiblement toujours pas à comprendre– et appréciait de manière génuine discuter avec de nouvelles personnes. Pas pour rien qu’il était aussi bon dans ce qu’il faisait.

C’était une étrangère, Jessee n’avait eu aucun mal à le comprendre, du moins, moins que son amant à première vue. Mais il était amélioré, ça ne comptait pas vraiment. Cependant il avait également capté le regard d’Ezekiel, ça lui disait clairement de se tenir tranquille, ce qu’il comptait faire de toute façon.

Mais il ne tiendrait pas sans rien faire, s’il continuait à fixer la nouvelle venue comme ça, il risquait au mieux d’attirer l’attention, au pire de créer un scandale.
Pourquoi faisait-il de la méditation déjà ?
À part le mettre plus en alerte ce n’était pas tellement efficace. Il prêta encore une fois l’oreille au rythme cardiaque de la cliente, pas encore sûr de ce qu’elle venait acheter, et constata qu’il ralentissait maintenant qu’elle était au repos. Peut-être une fausse alerte, ou peut-être pas, rien ne pouvait encore le confirmer. Oui, il était tendu, oui, il était parano, trop sans doute, et, oui, il le savait. Mais peu importe tous les reproches que pouvait lui faire Zeke, peu importe s’il inspirait la crainte ou quoi que ce soit d’autre, il en avait trop vu pour se croire hors de danger, même ici (de toute façon il n’avait jamais cru au côté protecteur de cet endroit évidemment) et il ne laisserait plus rien leur arriver, il était formel.

Il prit une inspiration et se détendit un peu. Si danger il y avait, il ne serait de toute façon pas immédiat, il avait la faculté d’anticiper et surtout d’entendre quoi que ce soit, il saurait voir venir. Et, tandis que la cliente ne faisait qu’innocemment se commander à boire -elle n’avait pas l’air dangereuse bien que la politesse ne l’étouffait pas- Jessee se leva. Il repassa derrrière le comptoir puis glissa subtilement la main, l’organique, le long de la chute des reins du barman, d’un geste aussi discret qu’appuyé, comment ça il jouait avec le feu ? Puis il s’empara d’un plateau pour aller débarrasser un peu. Bon il détestait cordialement devoir s’approcher des tables et donc de la clientèle. Il les mettait mal à l’aise, soi-disant, n’importe quoi ! C’était lui le plus mal à l’aise dans l’histoire. C’était un mercenaire, pas un serveur, pas assez humain pour jouer un double jeu comme ça. Mais la petite n’était pas là ce soir et, même si son amant ne lui avait encore rien demandé, ça faisait partie des choses qu’il anticipait. Il était psychorigide, certes, mais surtout amoureux et le bien être d’Ezekiel passait avait beaucoup de choses sinon tout.

Donc il faisait ce qu’il y avait à faire, même s’il marmonnait dans sa barbe. Non mais c’est vrai qu’est-ce qui prenait aux gens d’être autant…Des gens ? Trop bruyant pour lui, ils prenaient trop de place, ne se rendaient jamais compte qu’il y avait un monde autour d’eux et qu’ils n’en étaient pas le centre, ils étaient toujours synonymes de problèmes. Et, soudain, alors qu’il ruminait tranquillement dans son coin et passait à côté d’une table, la personne qui y était installée leva brusquement sa choppe sur le côté, percutant le rigger et renversant donc son contenu sur ses vêtements. Pire encore, Jessee sentit le plateau -plein évidemment- vaciller puis basculer. Heureusement pour lui, il avait des réflexes de ninja et il parvint sans trop de peine à éviter un sort funeste à la vaisselle, mais il ne put en revanche rien faire pour éviter les fonds de verres de se répandre autour de lui, sur le sol, et ça commençait déjà à empester l’alcool et le sucre. Il eut un moment de flottement pendant lequel il stoppa presque toute activité cérébrale tandis que tout le monde s’interrompait pour les observer.

Jessee ne se remit en mode ON que lorsque le maladroit se releva, se confondant en excuses et demandant s’il pouvait aider d’une manière ou d’une autre. Contre toute attente, le rigger…Sourit. Un vrai sourire, comme il savait si peu en faire, ce genre de sourire qui le rendait, à l’inverse de d’habitude, avenant et chaleureux. Beau aussi. D’un geste de la tête il rassura le client.
« Pas de soucis, ce sont des choses qui arrivent, installez-vous, je vais nettoyer ça, ne vous en faites pas. »
Répondit-il aux excuses de l’homme qui sembla se détendre et s’exécuta. Jessee, quant à lui, replaça convenablement les verres sur le plateau qu’il ramena au comptoir d’un mouvement souple et détendu, à des années lumières de l’état de crispation qu’il aurait dû ressentir et afficher. Après quoi, il revint naturellement nettoyez le sol, reremplissant la chope qui s’était vidée sur lui au passage pour la rapporter au client, puis termina de débarrasser la salle pour enfin aller se changer

Ezekiel poussa un discret soupir de soulagement lorsque Jessee commença à s'occuper du service en salle. Même si ça voulait dire qu'il n'allait pas le quitter des yeux -en tout professionnalisme bien sûr. Il avait une confiance aveugle en lui, mais lorsque du contact humain entrait dans la balance son jugement devait quelque peu plus inquiet. Pour le grand paranoïaque qu'il était, le moindre regard en sa direction était suspect alors ne parlons pas de l'air surpris des clients quand ils voyaient leurs verres débarrassés par un rigger de son allure.

Tout le bar retint d'ailleurs son souffle quand le moment fatidique arriva et qu'un long flot de breuvage sucré à la couleur mielleuse se déversa sur la tenue de son amant. Ezekiel particulièrement était sur le qui-vive, guettant le moindre tic d'irritation de Jessee et prêt à bondir à sa rencontre pour apaiser les esprit.
Mais contre toute attente, surtout les siennes, le serveur improvisé fut... cordial. Amical même, avec le pauvre maladroit qui ne savait plus où se mettre. La clientèle reprit peu à peu ses activités et bien vite le volume sonore revint à la normale, mais Ezekiel continua d'observer son amant les yeux légèrement plissés. Qu'il ait évité un scandale par égard pour lui il n'en doutait pas une seule seconde, mais encore jamais il ne l'avait vu agir comme ça avec un inconnu. Enfin quoi, il lui avait même souri ! Si ça, ce n'était pas le signe qu'il se passait quelque chose de bizarre.

Le barman n'alla cependant pas l'en confronter immédiatement, se contentant de l'observer derrière le zinc tandis qu'il remettait la salle en ordre, puis profita qu'il aille se changer pour le suivre. Même s'il laissait le comptoir quelques instants sans surveillance, le principe d'une caisse contenant monnaie sonnante et trébuchante n'existait plus depuis belle lurette et, de toute façon, il n'avait jamais eu à déplorer de vol.
S'il était bien un endroit où il n'avait jamais peur que quoi que ce soit lui arrive, c'était bien le Contrevent.

Il laissa la porte entrouverte derrière lui, de quoi entendre les exclamations des clients sans être vu, et profita d'abord les premières secondes que Jessee ait eu le temps d'enlever son tee-shirt, les bras entrelacés sur la poitrine et un sourire quelque peu amusé étirant ses lèvres. Le rigger ne prêtait pas la moindre attention à sa présence, mais il n'était pas dupe au point de croire que le moins qu'anima qu'il était pourrait un jour surprendre ses multiples améliorations.

« Tu as oublié de me dire que je devais m'inquiéter de quelque chose ? »

Sa voix était calme, il n'avait pas besoin de parler fort pour se faire entendre, à mi-chemin entre la raillerie et l'amusement. Il ne cherchait que peu à dissimuler ses sentiments, même dans ses activités les plus illégales ce qui ne manquait jamais de surprendre ses nouveaux clients, ce en quoi il s'harmonisait bien avec quelqu'un d'aussi brut de décoffrage que Jess, lui qui n'était capable de comprendre les subtilités de la conversion que par les pupilles qui se dilatent ou s’étrécissent et les rythmes cardiaques qui s'emballent.

Boom boom…Boom boom…Boom boom…

Comme prévu, Jess avait senti Zeke se détendre lorsqu’il avait commencé le service. Anticiper, c’était son boulot.
Comme prévu également, sa réaction lorsqu’il s’était montré courtois, à la limite d’être amical (il ne fallait pas pousser non plus) ça avait attiré son attention. Et c’était justement le but, attirer son attention, parce qu’agir de la sorte lui avait couté tellement d’énergie positive et de self control qu’il n’était pas sûr d’en avoir assez pour finir l’année sans tuer quelqu’un par inadvertance. D’ailleurs, à peine avait-il quitté la salle qu’il s’était remis à marmonner et râler contre l’humanité entière.

Heureusement pour lui, il n’avait pas eu à attendre la réaction d’Ezekiel longtemps. Pas même quelques minutes. En effet, il lui avait emboité le pas à la seconde où il avait quitté la salle pour se changer, et ça aussi il l’avait prévu, c’est pour ça d’ailleurs qu’il n’avait pas pris la peine d’aller bien loin. Il se tenait près de la porte pour retirer son tee-shirt imbibé. S’il feint d’ignorer la présence de son amant, il avait évidemment conscience qu’il était là. Un nouveau sourire vint étirer ses lèvres lorsqu’il prononça sa phrase, de son habituel ton calme, légèrement bas, adaptée à son audition surdéveloppée, et vaguement moqueur.

« Tu n’as pas à t’en faire, je le fais bien assez pour nous deux. »

Répondit-il alors en se tournant enfin vers lui pour l’observer. D’un geste nonchalant, il laissa tomber son haut au sol, il n’en occuperait plus tard, et se rapprocha pour poser les deux mains sur les bras de Zeke, comme s’il allait l’enlacer mais avait simplement interrompu son geste à mi-chemin.

« Alors je dois aller jusque-là pour me retrouver seul avec toi ? »

Railla-t-il à son tour avec un sourire en coin qui correspondait beaucoup plus à son tempérament habituel. Comme souvent, il agissait différemment lorsqu’ils étaient seuls, mais c’était propre à chaque individu pour autant qu’il pouvait en juger. Il n’y avait donc pas mort d’homme, ni matière à s’inquiéter. Enfin pour l’instant.

Ezekiel ne cherchait même pas à cacher son air intéressé tandis que son regard parcourait le torse nu qu’il connaissait déjà par cœur. Il pouvait presque sentir sous ses doigts la texture de son épiderme, la rugueur de sa peau zébrée de cicatrices en tout genre, le contraste entre la chaleur qu’il dégageait et le froid du métal qui courrait de son cou jusqu’à son bras gauche. Enfin la solidité de muscles ciselés par des années d’entraînements intensifs sur lesquels l’âge ne semblait pas avoir d’emprise. Malgré des années de vie commune, cela restait un spectacle dont il ne se lassait pas.

La remarque de Jessee lui arracha un léger rire. Son amant parlait peu mais touchait généralement juste lorsque c’était le cas. Heureusement pour eux que ce n’était pas un trait qu’ils partageaient à vrai dire, Ezekiel préférait ne même pas imaginer ce que pourrait donner l’ancien militaire aux côtés d’une personne aussi paranoïaque que lui. Non, le monde n’était pas prêt à vivre quelque chose comme ça.
C’était même un sujet récurrent de désaccord avant qu’ils ne décident tacitement de ne plus l’évoquer qu’en situation d’extrême nécessité, le rigger étant incapable de comprendre l’attachement et la confiance sans faille qu’Ezekiel ressentait envers son bar… D’une certaine manière il ne lui en tenait pas rigueur, ce n’était pas un sentiment qui s’expliquait par de simples mots.

« Je te rassure, ce n’était pas sur ma liste de choses à faire. »

Il n’entreprit pas le moindre mouvement tandis que Jessee se rapprochait de lui, les bras toujours croisés sur son torse, un sourire mutin aux lèvres. C’était pour des moments comme celui-ci qu’il s’était entiché de ce vieil ours mal-léché, il lui avait fallu une éternité pour avoir la chance de le voir sous cette lumière et s’enorgueillait presque d’avoir réussi à le faire se révéler de la sorte pour lui seul. Les quelques personnes au courant de leur relation s’étonnaient toujours des différences de tempérament entre eux deux mais, après tout, c’était bien pour ça que leur couple leur était si bénéfique à tous deux.

« Ou juste faire preuve de cette chose incroyable qu’est la patience pour attendre que le bar ferme et que, comme tous les soirs, on reste seuls juste nous deux. » Répondit-il sur le même ton railleur (le ton de la soirée était donné, donc). « Ne va quand même pas me dire que tu as fait tout ce cirque juste pour en arriver là… »

Ezekiel pencha légèrement la tête sur le côté, volontairement provocateur, dans l’attente de voir ce que Jessee avait vraiment derrière la tête.

Si Jessee devait avoir une et une seule qualité c’est bien qu’il était patient. Il était incroyablement patient même, et Zeke le savait évidemment. Mais cette fois il avait honnêtement du mal à résister.
Il profita du fait que son amant ait incliné la tête pour se pencher et déposer les lèvres contre sa mâchoire, embrassant la peau à disposition et glissant progressivement vers son cou, qu’il frôla à peine. Son petit manège dura un moment, ses mains gravitant sur son corps, passant de ses bras à son dos puis glissant le long de ses cotes jusqu’à ses hanches. Il avait des gestes légers, de simples frôlements, il pouvait évidemment faire preuve d’un peu plus de prise, il le savait, il avait encore une sacrée marge de manœuvre avant d’en arriver à blesser Ezekiel, mais il s’abstenait pour une raison très simple, ce n’était que du teasing.

D’ailleurs il ne tint pas la position longtemps et recula. Il fit face à son amant quelques instant, comme s’il jaugeait la situation, cherchant jusqu’où il avait envie d’aller et si ça en valait la peine en quelque sorte. Bien sûr que oui ça en vaudrait le coup, il le savait, mais il pouvait aussi bien attendre après tout. De toute façon il n’aurait pas vraiment le choix. Ce qu’il pouvait faire, en revanche, c’est convaincre Zeke qu’il allait, lui aussi, être impatient. La persuasion, c’était quelque chose qu’il savait bien faire et qu’il était indispensable de maitriser si on voulait faire un bon dealer d’infos. Bien sûr, lui, il ne faisait que pêcher les infos en question, mais il fallait bien les faire cracher.

« Tu sais quoi ? T’as raison. J’avais un truc assez important à te dire, mais après réflexion, ça peut attendre. »

Dit-il donc, d’un ton incroyablement nonchalant et parfaitement naturel. Rien à voir, donc, avec l’état qu’il avait exprimé juste un peu plus tôt, mais il avait bien assez de self control pour que ça paraisse naturel, même pour Ezekiel, qui le connaissait pourtant bien. Oh, ce n’était pas suffisant pour qu’il y croit complétement, mais le but était simplement de le faire douter, de lui donner envie d’en apprendre plus en somme, car, Jessee le savait, Zeke était curieux. Normal aussi pour un dealer d’infos.

« Allez, retourne au bar, je vais me changer et je reviens finir le service. » Ordonna-t-il, revenant vers son amant pour déposer un bref baiser sur sa joue, avant de tout bonnement le planter là. Un sourire vint à nouveau marquer ses lèvres tandis qu’il allait vers leur chambre pour passer un tee-shirt propre. Maintenant que sa proie était ferrée…

Le corps d’Ezekiel réagit de son propre chef au contact de Jessee, frissonnant sous les fantômes de baisers. Il lui avait fallu des années pour s’habituer à une telle domesticité, lui dont la jeunesse s’était composée de frivolités et de rendez-vous manqués (ou peut-être pas tant que ça), tête brûlée impétueuse qui ne répond qu’aux exigences d’une vie fuyant la monotonie.
Et pourtant… Et pourtant, désormais il ne s’imaginait plus y retourner. Oh bien sûr cela lui manquait parfois, le tout mondain, les semi-vérités dissimulées derrière un sourire enjôleur mais ici, dans le Contrevent, aux côtés du rigger, il avait trouvé tout autre chose. C’était ridicule et cliché ; à peine digne des mauvais romans d’un autre temps, jamais il n’oserait formuler ces idées. Alors il se contentait de les vivre. Dans cet endroit improbable, par trop d’égards hors du temps Atlante qu’était le Contrevent.

Il ne sut, ne cherche même pas, retenir un soupire frustré lorsque Jessee se détacha de lui –visiblement ses propres bras de leur chef avaient préféré aller se loger sur ses épaules, retrouvant le contact familier de ses hanches d’un air déçu.
Ce traître jouait avec lui. Bien sûr la curiosité avait toujours été l’un des pêchés d’Ezekiel ; ils ne se seraient jamais rencontrés autrement. Bien sûr Jessee prenait régulièrement un malin plaisir à jouer avec. Et, bien sûr, c’était toujours à qui serait, au final, le plus têtu. Ils devaient être sur un pied d’égalité là-dessus, leurs nombres de victoires respectives se jouant aux coudes.

Les bras du barman revinrent se croiser sur sa poitrine et il haussa les épaules, feignant n’être pas atteint par le concours des événements. C’était une partie de leur jeu, ça aussi.

« Si ça peut attendre ça ne devait pas être si important, alors. »

Ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. Il n’en pensait pas moins, devait se retenir de lui sauter dessus pour savoir qu’est-ce que son amant pouvait avoir derrière la tête mais ce serait beaucoup trop simple. Ezekiel Van Höfer n’était pas homme à céder si vite à la tentation ; non pas qu’il soit dans ses plans de ne jamais arriver jusque-là.
Il se pressa contre Jessee un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire cependant, avant que l’un ne retourne à leur appartement et l’autre derrière son bar.