L'art de la délicatesse selon le Flingueur

Turbulent.

C’était le mot parfait pour ne jamais, au grand jamais, décrire le Contrevent. Il n’était pas franchement sûr que nulle part ailleurs l’Atlantide soit aussi silencieuse que dans ce bar ; et c’était bien là tout ce qui faisait sa spécificité et sa saveur surtout lorsqu’on ne trouvait pas si loin le Shambhala ou encore le Svarog Rod. La plupart de ses clients "officiels" venaient ici pour échapper quelques heures au fourmillement incessant de la ville, les autres profitaient de l’absence d’oreilles indiscrètes pour converser de sujets souvent sensibles.
C’était la marque de fabrique de ce lieu aux sensations oniriques, une ambiance qu’Ezekiel chérissait depuis la première fois qu’il y avait mis les pieds.

Mais pas ce soir. Pas une âme en vue, Jessee serait absent pour encore quelques heures (si seulement il rentrait avant l’aube) et s’il continuait à s’occuper de son bar de la sorte la vaisselle allait finir par être si polie qu’il ne serait plus possible de l’attraper et, bien sûr, nettoyer le reste de la salle c’était le rigger qui s’en occupait. Par pitié faites que cette soirée s’anime. S’il était possible de mourir d’ennui, le barman s’effondrerait probablement sur place.

Peut-être avait-il prié un peu trop fort. Il le saurait plus tard.

Zeke était dans la réserve lorsqu’il entendit (miracle !) la porte s’ouvrir. L’attendait déjà au comptoir un homme, probablement plus jeune que lui de peu, le visage strié de cicatrices à la précision chirurgicale (bien différentes de celle qui balafrait son propre œil), l’air… comment dire. Pas commode manquait de précision. Charmant n’était très, très certainement pas approprié. On se contentera d’impatient pour cette fois. En tous cas il portait sur lui sa filiation à la Basse, il avait ce regard des anciens gamins à la vie rude et cette posture nonchalante de celui qui n’en a plus grand-chose à faire.

« Bienvenue au Contrevent ! » L’accueilli-t-il de son éternel air chaleureux tandis qu’il reprenait sa place derrière le bar. « C’est la première fois que vous venez n’est-ce pas ? »

Question rhétorique. Il avait une très bonne mémoire des visages et, à ne jamais voir le reste de l’Atlantide, se souvenait toujours des faces familières ou inconnues. C’est aussi ce qui fait un bon barman après tout ; et dans le recel d’informations c’était une compétence d’autant plus capitale. Vous n’avez pas franchement envie d’oublier une personne qui vous doit un service.

« En ce cas la tradition veut que je choisisse votre premier verre. Pour la maison si je me suis trompé. »

Continua-t-il en souriant, n’ayant pas franchement attendu de réponse. Ezekiel avait déjà commencé à analyser ce nouveau client, réfléchissant à ce qu’il pourrait lui faire. Quelque chose de fort, assez peu aromatisé, qui laisse une longue impression en bouche -surtout en gorge en fait. Une base de vodka ?
Il se retourna, étudia son stock de spiritueux quelques instants puis se décida. Ce serait un Caipiroska. Zeke attrapa une bouteille de vodka et du curaçao bleu qu’il posa sur son bar avant de récupérer un citron vert, un peu de sucre et un petit verre "old fashioned". Il mit au fond le citron vert coupé et écrasé, saupoudré d’une fine couche de sucre pour le laisser se dissoudre afin qu’il absorbe un peu d’amertume. Il recouvrit ensuite le mélange de glace pilée avant d’ajouter enfin une bonne dose d’alcool, mélangé à quelques doses de curaçao afin de donner à la boisson un aspect final bleu électrique.

Enfin, il posa le verre sur le comptoir face au nouveau venu.

« A la vôtre. »

Ezekiel haussa un sourcil surpris lorsque son nouveau client annonça de but en blanc que la partie plus officieuse de son travail l’intéressait tout particulièrement. Généralement les gens aimaient bien tourner autour du pot, faire des ronds de jambes à n’en plus finir pour le tester avant d’entrer dans le vif du sujet. Après tout, s’il n’était même pas capable de comprendre les sous-entendus à ce niveau-là de la conversation ce serait que les rumeurs à son sujet étaient très romancées. Ce qui n’était pas le cas.
D’un autre côté, le bar était vide ce soir –ce qui aidait toujours à délier les langues plus rapidement– et à en juger ses manières brusques perdre son temps en papotages inutiles ne semblait pas franchement dans ses habitudes.

« J’ai entendu quelques rumeurs à ce sujet. » Il répondit calmement, souriant comme à son habitude. On se demandait souvent au premier abord s’il s’agissait d’un sourire commercial travaillé depuis des années, mais c’était simplement la manière d’être d’Ezekiel, similaire à l’ambiance de son bar ; calme et reposant.

Il ne répondit pas au compliment mais l’apprécia toutefois, tout le mérite revenait à son prédécesseur qui avait passé des années pour parfaire l’atmosphère du Contrevent au point que le nouveau barman n’avait pas eu beaucoup de travail pour s’approprier le lieu à son tour et y influer un peu de sa propre aura.

« Ca fait longtemps qu’Harrington n’est pas repassé d’ailleurs, vous avez des nouvelles ? Je sais qu’il a la vieille habitude de finir dans des problèmes plus gros que sa consommation d’alcool quotidienne, ce serait dommage qu’il lui soit arrivé quelque chose de grave cette fois. »

Bras tendus, les mains posées sur le comptoir en contrebas de celui prévu pour les clients, Ezekiel observa son client descendre le verre qu’il venait de lui servir d’une traite. Quand on ne fait rien d’autre de ses journées que proposer des spiritueux en tous genres et converser avec les quelques âmes de passage, on apprenait très vite à repérer les petits signes qui trahissaient les vraies pensées de ces mêmes personnes. Un haussement de sourcil, un rictus dissimulé derrière un verre… Ce qui était déjà une habitude pour l’anima dans sa première vie était maintenant aussi naturel que s’il s’était agi d’une seconde peau.
C’est pourquoi il ne crut pas une seconde que le cocktail ne lui avait pas plu, derrière sa mine renfrognée il manquait la grimace incontrôlable de l’alcool qui attaque la gorge et se fraie un chemin indésiré dans l’estomac de son consommateur. Et puis, comme on dit, ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace ; des clients qui prétendaient ne pas apprécier leur première consommation pour le simple plaisir de ne pas la payer il en avait déjà vu défiler un grand nombre. Il se contenta de hausser les épaules, le fantôme d’un rire passant entre eux avant qu’il ne lui réponde :

« Au moins on peut dire que recommander une boisson qu’on n’a pas aimé est original. » Et il ajouta un clin d’œil, pour la forme. « Cependant il n’y a que le premier verre qui est offert, les autres sont pour vous. » Ajouta-t-il en récupérant les bouteilles pour préparer un second cocktail.

Il ne leva pas la tête de ses préparations à la nouvelle question, il avait fait ses recherches à ce qu’il semblait… En même temps il n’avait pas forcément eu à regarder bien loin, le vieil Harrington était connu pour ne pas avoir sa langue dans sa poche, et ce n’était pas comme si son nom était un grand secret. Le barman à la cicatrice et le rigger grognon qui l’aidait, le binôme n’était plus si inconnu que ça de la Basse.
Son client, d’un autre côté, n’avait passez de signes distinctifs pour qu’il puisse le reconnaître si facilement –pour peu que son nom soit effectivement connu. Les cicatrices trahissant ses implants oculaires étaient assez répandues pour ne pas en faire un symbole particulier, pas d’arme particulière qu’il puisse voir. Il venait du Chemmis en tout cas, y avait au moins grandit, de ça il n’avait aucun doute. Les gamins de ce quartier avaient tous des manières qui leur étaient propres, reconnaissables entre mille.

« Mmhmh, » il fredonna pour toute réponse en posant le nouveau verre devant lui. « Et à qui ai-je l’honneur ? »

Presque aussi vite qu’il avait dit ces mots, la porte s’ouvrir sur un groupe de trois personnes, inconnus au bataillon eux aussi.

« Bienvenue… au Contrevent… »

Accueillit Ezekiel d’un air bien moins enjoué que de coutume, les sourcils légèrement froncés, devinant à leur allure qu’ils n’étaient certainement pas ici pour profiter d’un cadre calme et détendu. Sans plus de surprise ils ignorèrent royalement le barman, scannant la salle vide jusqu’à ce que le trio de regards s’arrête de concert sur le dos arrondi au-dessus du zinc de son client.

« Kraven sale fils de pute, enfin on t’coince ! » Aboya la personne au centre, sans aucun doute le chef de meute.

Peut-être Ezekiel blêmit-il légèrement, réalisant avec une absurde rapidité ce qui était sur le point d’arriver. Nononononononon pas au Contrevent, son bar ses règles.
Cela avait au moins le mérite de répondre à sa question ; au vu des circonstances il ne se faisait pas le moindre doute que ledit Kraven était le flingueur de la Basse dont il avait souvent eu des échos… Ca, et les ennuis qu’il traînait inlassablement avec lui.

Ezekiel acquiesça, sourcils froncés. Connaître et apprécier les règles du Chemmis étaient deux choses bien différentes. Harrington n’était peut-être pas le client avec lequel il discutait le plus souvent, mais il avait la répartie amusante et une consommation assez importante pour lui promettre un bon chiffre d’affaire chaque soir où il le graciait de sa présence. De façon plus générale, le barman… aimait les gens ; aussi saugrenue que l’idée soit dans une ville pareille. Et une empathie un peu trop florissante accompagnait systématiquement pareille nouvelle de quelque sentiment attristé.
Auquel le mercenaire face à lui ne répondait pas pour un sou, mais il ne pouvait pas lui en tenir rigueur ; les règles sont différentes pour un enfant du Chemmis de celles pour tout autre quartier de l’Atlantide. C’était sans compter la réputation qui le précédait et le léger conflit d’intérêt que pourrait représenter pour un mercenaire pareil sentiment. Hésitez une seconde de trop et c’est votre vie que cela pourrait vous coûter.

« Il est généralement mieux vu de demander à crédit avant la consommation. » Répondit-il, retrouvant cette fois un certain air amusé. « Je saurai toujours où vous retrouver le cas échéant ; tant que vous tenez toujours sur vos deux pieds. » Finit-il en haussant légèrement les épaules. Il n’avait rien de menaçant, certes, mais Jessee ne fais pas non plus que de la pèche aux informations. Parfois il péchait aussi les dettes, il s’y trouvait sans grande surprise bien meilleur qu’Ezekiel.

Les nouveaux visiteurs avaient tiré une première fois, sommation qu’on appelle ça, et cette fois le barman s’était comme paralysé. De vieux souvenirs refaisaient surface, une odeur de poudre mêlée à la chair brûlée. Nonononon merde, non, non, non. Il avait mécaniquement tourné sa tête pour reporter son attention sur Kraven, manquant presque de ne pas entendre sa proposition ; voilée par les mémoires d’autres cris qui semblaient plus réel que la situation actuelle.
Les intrus commençaient à s’avancer, toujours plus menaçants, bien trop tangibles.

« Que- » Il avait du mal à les quitter des yeux, le bruit, le bruit, les tirs, ses cris, la douleur. La question de Kraven semblait déjà si loin. « Oui. D’accord. »

Que venait-il d’accepter déjà ? Jessee. Où était-il ? Il voulait l’appeler, figé sur place, il fallait qu’il arrive. Il devait revenir maintenant, avant que- un nouveau tir. Par réflexe Ezekiel s’accroupit immédiatement, l’action trop vive pour sa jambe qui lui fit lâcher un gémissement de douleur.